En parler, comprendre et s’outiller

PAR ALEXANDRA GUELLIL

Source: ITINERAIRE.CA | 15 août 2016

Autour d’une des tables du Centre d’activités pour le maintien de l’équilibre émotionnel (Caméé), un organisme montréalais d’aide pour les personnes ayant un  problème de santé mentale, Mario-François, Richard, Lucie et Johanne se présentent chacun leur tour. Bien que différents, leurs vécus sont parsemés de moments positifs comme négatifs. Un élément les rassemble : ils entendent tous des voix.

Âgé de 26 ans, Mario-François a commencé à entendre des voix à sa majorité. « Ce sont les voix du Bon Dieu et du Diable que j’entends. Ça commence par  l’anxiété avec le Diable qui dit des vacheries. Puis, au moment de mes médicaments, c’est comme si le Bon Dieu me parlait, me rassurait, c’est comme apaisant ». Sous médication depuis l’adolescence, Mario-François joue beaucoup aux jeux vidéo et s’implique de plus en plus à Caméé. « Des fois, les voix m’empêchent d’aller dans des endroits où il y a du monde. C’est la peur de les entendre qui fait que je n’y vais pas. C’est pour cela que l’on dit que les schizophrènes ont de la misère à participer à des événements. » Après avoir précisé qu’il a été diagnostiqué à 14 ans, Mario-François demande de faire une pause à l’entrevue, le temps de sortir prendre l’air.

À ses côtés Richard, son aîné de presque 25 ans, a été diagnostiqué schizophrène paranoïde et schizo-affectif en 2002, après avoir passé une année complète dans la forêt. « Quand la police a su que j’étais là, puisque je n’avais pas demandé la permission, ils m’ont amené à l’hôpital. » Lui aussi dit entendre la voix du Bon Dieu et du Diable, l’une le rassure et le réconforte, l’autre l’effraie. « Avec la médication, je n’entendais plus de voix. Quand c’était le Diable, ça ne me dérangeait pas, mais celle du Bon Dieu, j’y tenais. Quand je ne l’entendais plus, je pensais qu’il m’avait abandonné, qu’il m’en voulait. »

À Lucie d’ajouter qu’elle a été diagnostiquée schizophrène trois ans auparavant sans réussir à se souvenir de son premier diagnostic, qui semble se situer autour de la dépression. « Je faisais tout ce que les voix me demandaient. Se jeter en bas du deuxième étage, prendre beaucoup de médicaments pour dormir. Ils m’ont hospitalisée un mois pour me faire un nettoyage, mais j’ai dû en reprendre [des médicaments] parce que j’entendais des voix ». Surmédicamentée, Lucie a eu des problèmes d’équilibre, semblait « gelée » et n’était plus fonctionnelle. « Dans la rue, t’aurais juré que j’étais saoule tellement je ne marchais pas droit. J’aurais pu crever ! J’ai été serveuse 35 ans et j’ai dû arrêter. Ces affaires-là, ça décrisse une vie. Excusez-moi du mot, mais c’est vrai ! »

Pour Johanne, c’est la dépression qui a été l’élément déclencheur. « Mes enfants m’ont été retirés par la DPJ. Ils disaient que j’étais devenue dangereuse pour eux. J’entendais des voix qui me demandaient de me suicider, de tuer mes enfants. Eux ne m’aimaient plus, m’en voulaient beaucoup. J’ai braillé et j’ai rejoint le groupe des entendeurs de voix. » À ses côtés, Lucie hoche la tête. « Comme moi, assure-t-elle. C’est pour cela que j’ai envoyé mes enfants chez ma soeur, et j’ai bien fait ! »

Tabou

Phénomène depuis longtemps tabou dans la société, le fait d’entendre des voix est souvent perçu comme un signe de folie et de perte de contact avec la réalité.  Cette stigmatisation a souvent comme conséquence première de provoquer le repli et l’isolement des personnes concernées. Ces dernières peuvent vivre cette expérience de différentes façons : les voix peuvent provenir de l’extérieur, sans avoir de source physique, être entendues dans les oreilles, dans la tête ou dans la pensée, mais aussi provenir d’une autre partie du corps ou d’un objet extérieur.

Quelle qu’en soit la provenance, les voix ne proviennent pas consciemment des personnes, elles lui sont imposées. Il est donc difficile pour elles de prévoir ce que la voix dira ou demandera de faire. « Un peu comme une chanson que tu peux avoir dans la tête et que l’on n’arrive pas à chasser. Certaines d’entre elles donnent une injonction, d’autres posent des questions. Quand il s’agit de voix qui nous veulent du mal, il existe différentes techniques pour les éviter ou les contrôler », explique Nicolas Ouellet, coordonnateur de l’organisme. Semblables aux sensations éprouvées lors d’un rêve, les voix font douter de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas.

Qu’elles soient passives (bouchon, se retirer, ignorer les voix), préventives (surveiller son alimentation, éviter l’alcool et les drogues), dissuasives (les défier, les congédier) ou actives (utiliser sa propre voix, se parler, s’occuper ou partager son expérience), les stratégies d’adaptation aux voix sont nombreuses.

Bien que ceux qui ont un diagnostic en santé mentale se retrouvent entre 50 % et 80 % concernés par ce phénomène, entendre des voix ne s’applique pas uniquement à eux. Certaines études révèlent d’ailleurs que de nombreuses personnes ont déjà eu l’impression, à un moment ou à un autre, d’entendre leur nom suffisamment fort pour se sentir concernées avant de réaliser que ce n’était pas le cas. L’impression d’avoir entendu des voix devient alors sensorielle et peut s’accentuer par des événements difficiles comme la perte d’un proche, la solitude, les abus sexuels, un divorce ou tout autre traumatisme.

Partager un savoir

C’est au psychiatre et chercheur Marius Romme et à la journaliste Sandra Escher que l’on doit les théories les plus novatrices sur le fait d’entendre des voix et les stratégies pour s’y adapter. En se référant aux théories du psychiatre Carl Gustav Jung, lui-même affecté par ces symptômes, ils décident de créer des groupes, appelés « les entendeurs de voix », présents aujourd’hui dans une vingtaine de pays, dont le Canada, la Norvège et la France.

Au Québec, l’initiative s’est développée au début des années 2000, notamment grâce à Myreille St-Onge, professeure et chercheuse à l’Université Laval. Le premier groupe d’entendeurs de voix a donc été créé dans la Capitale-Nationale avant d’arriver, vers 2009, à Montréal. Le Caméé est le troisième groupe d’entendeurs de voix de la métropole.

Ces groupes ont pour vocation principale de faciliter l’échange et l’entraide pour les personnes qui entendent des voix, sans jugement ou besoin continuel de nommer la pathologie. Chaque personne apprend ainsi à s’adapter à ses voix en entamant une démarche de développement personnel. Certaines tiennent un journal quand d’autres s’adonnent à toutes sortes d’autres occupations allant du yoga à la méditation, en passant par les arts.

Soutien de l’entourage

Quand il a eu son diagnostic, Mario-François se souvient que le personnel médical pensait que son père « n’était pas une bonne personne » parce qu’il « racontait beaucoup de choses mauvaises sur lui sans s’en rendre compte ». Son père a dû se battre contre l’hôpital, contre la DPJ avant d’être écarté. « Aujourd’hui, on s’entend bien. Il comprend que j’entends des voix et me rassure, me dit qu’elles partiront ». Quant aux amis, Mario-François assure en avoir beaucoup au foyer qui ont les mêmes symptômes que lui.

Richard estime de son côté que son diagnostic a été une réponse à ses agissements pour son entourage. « Mes symptômes se sont déclarés quand j’étais dans l’armée. Ils ne m’ont pas traité même s’ils savaient que j’étais malade. Quand j’ai rencontré celle qui est aujourd’hui mon ex et avec qui j’ai eu deux enfants, ça me prenait mon joint avant de dormir. Avec elle, j’étais parano, je cachais des armes et des caméras partout », raconte-t-il avant de confier que pour ses enfants, cela n’a sans doute pas dû être facile. « Ce n’est pas évident quand tu es petit de dire que ton père est schizophrène. Mon plus vieux avait 11 ans à l’époque, on a fait des tests parce qu’on avait peur que ce soit héréditaire. »

Quant à son père, il ne l’a jamais su parce qu’il est décédé bien avant qu’il soit diagnostiqué. « J’ai dû confronter ma mère pour qu’elle en parle à sa famille et qu’elle comprenne à quel point c’était important pour moi d’en parler, que cela faisait partie de mon traitement et de ma façon à moi d’aller mieux. » Au point où elle a fini par s’impliquer dans les associations aidant les personnes atteintes de troubles schizophrènes.

En confiant leur histoire personnelle, Mario-François, Richard, Lucie et Johanne ont éprouvé plusieurs sensations, entre un besoin de se confier et une certaine gêne due à la peur du jugement et du rejet. Chose certaine, ils ont tous appris à vivre avec ces voix qu’ils entendent et tentent de s’outiller au mieux pour qu’elles ne prennent plus le contrôle de leur vie.

Le Mûrier offre aux personnes vivant avec un trouble grave de santé mentale des services résidentiels et de l’accompagnement favorisant la sécurité alimentaire